Avons-nous oublié ce que soigner signifie?

Cela fait deux ans que nous entendons les politicien·nes parler de mesures sanitaires, les épidémiologistes de vaccination et les philosophes de liberté individuelle. Il se trouve malheureusement peu d’expert·es pour évoquer la crise structurelle profonde qui secoue notre système de santé, crise qui n’a pas attendu la pandémie pour fragiliser celles et ceux qui ont pour vocation de nous soigner. Nous avons il est vrai soutenu l’initiative pour des soins infirmiers forts, mais l’application de cette loi se heurtera à la majorité bourgeoise du parlement et, plus généralement, au cadre néolibéral qui régit notre système de santé.

Car depuis quelques décennies, nos hôpitaux se transforment en entreprises, sommées d’être rentables et concurrentielles. À l’intérieur de leurs murs, une bureaucratie néolibérale est chargée de traiter et optimiser les diagnostics des patient·es afin de maximiser la facturation, ce qui implique en miroir un appareil de contrôle par les dizaines d’assurances privées. Le coût de gestion et de facturation de notre système de santé s’élève à 0,6% du PIB, le cinquième plus cher selon les chiffres de l’OCDE 2019.

Cette organisation se répercute sur les soins : travail à flux tendu, épuisement des équipes, pressions managériales dans la gestion des absences maladies et des heures supplémentaires, remplacement non systématique des congés maternité. Les infirmières et médecins en début de formation voient augmenter inlassablement la charge administrative au détriment du temps passé avec les patient·es – terme désuet qu’il convient de remplacer par client·es, invités à choisir un hôpital comme on choisit une nouvelle machine à laver.

En ambulatoire, le constat est également alarmant. Les soins à domicile sont de plus en plus fournis par des entreprises privées, et ce glissement s’accompagne de précarisation des conditions de travail. Les médecins généralistes, pourtant pierre angulaire d’un système de santé efficient, se voient pressés d’expédier les consultations, sous peine de risquer de ne pas se faire rembourser par les assurances. Il semblerait que notre société, à force de parler de productivité et de rentabilité, en soit venue à oublier ce que soigner veut dire.

Soigner, ce n’est pas seulement administrer un soin dans un temps prédéfini. Soigner, c’est aussi choisir de « perdre » son temps en faisant des activités improductives : tenir la main d’une patiente en fin de vie, écouter un proche-aidant en souffrance, rester quelques minutes de plus avec un résident pour entendre ces phrases qui ne se disent pas dans la précipitation. Ce temps perdu est gagné pour la personne malade et la qualité des soins en général, mais perdu pour le capital. Soigner, à l’instar des différentes activités du care, est une activité impensable dans notre système économique qui, depuis les pères du libéralisme économique, ignore tout le travail du care. Comment, sinon, expliquer que ces métiers pourtant vitaux, soient moins bien valorisés et rémunérés que d’autres sans utilité sociale ? Il est paradoxal de constater que si les hôpitaux tiennent le coup face à la pandémie, c’est grâce aux compétences économiquement improductives des soignants : abnégation, solidarité et dévouement.

La santé est un bien commun qui doit sortir de la logique du marché. Aussi faut-il repenser notre système de santé en fonction des besoins de la population et non seulement en fonction des coûts. Cela implique une cogestion entre professionnels de la santé, patients, assurance et politique. Il est également primordial de revoir notre système d’assurance maladie : une caisse maladie unique mettrait fin à la fausse concurrence qui se joue entre les caisses maladies et permettrait à l’État – s’il le voulait – d’avoir une meilleure vision des besoins de la population et de pouvoir investir dans la prévention. Enfin, le montant des primes maladies devrait s’accorder aux revenus. Il est injustifiable que des personnes ne se fassent pas soigner par manque de moyens.

La pandémie nous a permis de nous poser un certain nombre de questions : quels sont les métiers essentiels ? Quel est le système de santé que nous voulons construire ? Avec quelles priorités et quelles ressources ? Ces questions prennent d’autant plus d’importance que nous approchons des élections cantonales.