Surveillance des assurés : quand les lobbies de droite abusent

Texte : Marc Bertholet | Illustration : Nana Sjöblom

Ainsi donc nous voterons, le dimanche 25 novembre, sur un durcissement sans précédent de la surveillance des assurés. Si vous vous questionnez sur la puissance du lobby des assurances privées dans notre beau pays, c’est un magnifique cas d’école. Même la  future conseillère fédérale, Karin Keller-Suter, qui siège au conseil d’administration de La Bâloise, a fait partie de la commission qui a « réfléchit » et amendé cette loi.

C’est ainsi que les hérauts du secret bancaire, de la vie privée et du secret des affaires ont réussi à concocter une loi qui augmentera encore le pouvoir des assurances privées et publiques pour pister les éventuels « fraudeurs », selon des modalités que le site humanrights.ch a très bien décrites :

« La loi autorise désormais leur surveillance dans des lieux «qui sont visibles depuis un lieu librement accessible», y compris les jardins privés, les balcons et les appartements.

Même dans le cadre d’une instruction pénale, les personnes suspectes ne peuvent pourtant être surveillées que dans les lieux généralement accessibles, raison pour laquelle les espaces privés sont hors limites pour les enquêteurs/enquêtrices. Ainsi, les détectives mandaté-e-s par une assurance sociale peuvent davantage intervenir dans la sphère privée de personnes suspectes que la police lors d’une instruction pénale. Un-e détective d’une assurance serait par exemple autorisé-e à surveiller toute personne suspecte à l’intérieur de son propre logement, s’il est adjacent à un trottoir. Un autre scénario possible serait la surveillance de personnes suspectes avec des drones. La loi ne précise néanmoins pas si c’est le/la détective ou le drone qui doit se trouver dans le «lieu librement accessible»

Cette loi concernera toutes les assurances dites « sociales » en Suisse : assurance chômage, caisses maladies, prestations complémentaire, AVS, Assurance-Invalidité, et par extension les assurances cantonales et les prestations communales.

Que l’on ne s’y trompe pas : la traque aux « abus » et à la fraude est déjà solidement ancrée dans la pratique, y compris avec surveillance par des détectives privés, en Suisse et à l’étranger (deux pays ont donné leur accord : le Kosovo et la Thaïlande…).

Il s’agit ici de durcir la loi actuelle, et d’étendre les moyens de surveiller les assurés. Ces derniers seront donc légalement traités comme étant potentiellement plus dangereux que… de dangereux criminels…

Mazette ! tant de moyens, mais… pourquoi au-juste ? Sécurité de l’État ? Lutte contre les déficits ? Va-t-on récupérer des milliards de francs chaque année ??? Les pauvres et les assurés de ce pays constitueraient-ils une telle menace qu’il faille envisager des drones pour pister les « fraudeurs » et les « abuseurs » ????

« Abus » et fraude à l’AI : de quoi parle-t-on ?

Cela fait maintenant quinze ans que la lutte contre la fraude aux assurances sociales et autres « abus » s’est intensifiée en Suisse, dans un contexte de chasse aux pauvres et aux précaires. Avec force moyens et détectives à l’appui de cette politique.

Concernant l’AI, selon les chiffres de l’Office Fédéral des Assurances Sociales (OFAS), en 2017, 2130 enquêtes ont été « bouclées », dont 210 avaient fait l’objet d’une surveillance. 630 cas se sont révélés être des « abus » au regard du droit.

Dans seulement 50 cas, la restitution des rentes a été demandée. Et seules 20 plaintes pénales ont été déposées. Soit 70 cas « réellement » problématiques.

Voilà donc où nous en sommes par rapport à ces fameux « abus » au sein de l’AI, malgré tous les témoignages de tartenpion et de tartenpionne qui connaissent, évidement, untel ou untel qui « abuse ».

Sur un total de 218 700 bénéficiaires de l’AI en 2017.

Soit un taux de plainte pénale de 0.009 %, et cela malgré une traque qui s’est intensifiée, avec force moyens humains et légaux. Et un taux d’ « abus » reconnus de 0.28%.

Parler d’un important problème d’ « abus » concernant l’AI est donc grotesque, et ne nécessite en tout cas pas de réviser la loi dans le sens d’une surveillance par drone, traçage GPS et accès à l’intimité des citoyens.

Mais il y a plus ! Toujours selon les chiffres de l’OFAS, en 2017, la traque assidue a permis une « économie » de 12 millions de francs. Cependant, le coût de la surveillance (enquêtes, procédures, détectives engagés, etc.) était de 8 millions de francs.

Grâce à la traque aux « abus », la collectivité a donc économisé 4 millions de francs. Sur une assurance nationale qui concerne plus de 220 000 personnes.

Et les chiffres disponibles par rapport à d’autres dispositifs, comme l’assurance accident, renvoie au même constat : des « abus » ou des fraudes qui sont marginaux en nombre et en montant par rapport aux prestations versées.

Quitte à parler d’ « abus »…

Quitte à parler d’ « abus », on n’a pas vu la droite ou les assureurs privés s’exciter sur le fait que ce sont entre 5 et 20 milliards de revenus qui sont soustrait au fisc chaque année en Suisse, et entre 150 et 300 milliards de fortune (estimations de 2014, qui ont probablement augmentés depuis).

Or, comme le rappel le journal Bilan, « Tromper le fisc, c’est moins grave que de flouer les assurances sociales », que cela soit par rapport à la qualification pénale ou non de l’acte, ou par rapport aux sanctions encourues. Et on ne parle pas de drone ou de traçage GPS pour traquer l’évasion ou la soustraction fiscale, qui plombent de manière bien plus importante les finances publiques de la Confédération, des cantons et des communes.

L’abus, c’est aussi, par exemple, lorsque l’article 112 de la Constitution, qui stipule que chaque citoyen devrait avoir droit à une rente AVS lui permettant de vivre dignement n’est tout simplement pas respecté, à cause des mêmes qui poussent pour le passage de cette loi.

L’abus, ce sont aussi les révisions successives de l’AI et des autres assurances sociales qui ne visent qu’à restreindre leurs conditions d’obtention pour shooter un maximum de personnes dans la misère ou dans d’autres dispositifs sociaux qui, à leur tour, sont durcis selon la même logique.

Et il faudra bien un jour se pencher sur un abus massif commis par cette même classe politique de droite qui, passant son temps à nous enfumer et à attaquer les pauvres, ne prendra jamais à bras le corps le fait qu’une part importante de la population qui aurait droit à des aides ne les touche tout simplement pas.

Parce que la langue. Parce que la complexité des procédures. Parce que pas d’information sur l’existence d’un droit. Parce que l’humiliation. Parce que l’écriture. Parce que le contrôle. Parce que la fierté.

Cette question est abordée par des chercheurs, des sociologues ou des militants sous le nom de « non-recours aux prestations sociales ». En France, pour le RSA, il a été démontré que les montants qui auraient dû être versés à des citoyens représentent plus de 90 fois la somme des montants relevant de la fraude.

Et les différentes recherches tendent à montrer que quel que soit la problématique abordée (assurance maladie, accident, aide au logement, etc.), les montants non-perçus sont sans commune mesure avec les chiffres de la fraude.

Les véritables scandales, les véritables « abus » sont là : un état qui n’assure même pas à ses citoyens la mise en application concrète des droits sociaux, un état qui ne respecte pas sa propre constitution, un état qui durcit tant et plus l’accès aux assurances sociales et qui ne fait pas grand-chose pour permettre un accès facilité aux prestations sociales pour celles et ceux qui en ont besoin.

Ce durcissement est donc une mascarade, un écran de fumée qui vise à monter les précaires, les travailleurs, les salariés, les assurés, les uns contre les autres, et qui tente de faire croire que la misère quotidienne ou la souffrance sont dues à des « abus » qui mettraient en cause le lien social et la solidarité.

Foutaise, ce sont bien ceux d’en-haut qui organisent et planifient la misère et la dureté d’en bas, les mêmes qui siègent dans ces foutues commissions qui enfument le peuple sur des sujets dérisoires dans le même temps où ils continuent à s’en mettre plein les poches.