«L'assainissement des finances»
une obsession fonctionnelle qui vient de loin

Dans tous les débats politiques, que ce soit à l’occasion de votations ou d’élections, intervient, à un moment ou à un autre, venant de la droite, mais pas seulement, «le poids de la dette» et «la nécessité de maîtriser les finances». Comme si la politique ne consistait pas prioritairement à déterminer les moyens par lesquels une communauté, un groupe humain, une société peut vivre ensemble à la satisfaction de ses membres, ou du moins d’une bonne majorité de ceux-ci, mais était surdéterminée par les questions budgétaires. Cette logique est fonctionnelle à un certain type d'économie – le capitalisme financiarisé – et à ceux qui en profitent, mais conduit la société dans une impasse.

Détour historique

Du sortir de la seconde guerre mondiale jusqu’aux années 1970, ceux qui, dans les partis de droite, tenaient le discours aujourd’hui dominant étaient rares. Traumatisme de la crise des années trente, conscience qu’elle avait débouché sur le régime nazi et sur une terrible guerre, rivalité avec l’URSS, une série de raisons allaient dans le même sens: l’idée que propageait la droite était qu’à «l’Ouest» le développement conjoint de l’état social, du nucléaire et de la science en général allaient assurer un avenir radieux et une vie plus heureuse que toute autre proposition de société. De l’état maigre, il n’était pas question: le capitalisme battrait le communisme en étant plus social que lui…

Dès cette époque, pourtant, un groupe de personnalités réfléchissaient à contre-courant: en 1947, ils créent la Société du Mont-Pèlerin, – lieu de leur première réunion. Quelques noms au passage: Friedrich Von Hayek, Milton Friedman, William Rappard, Karl Popper. Très minoritaires mais bénéficiant de solides appuis financiers, ils préparent une idéologie de rechange pour la droite. Un travail cohérent, patient, de 30 ans, qui accouche du néo-libéralisme. Quand arrive la crise de 1970, ils offrent à des élites décontenancées, parce qu’elles étaient persuadées de leur propre propagande selon laquelle la prospérité capitaliste durerait toujours – à la fois une explication, des coupables et des solutions. Leurs idées progressent alors rapidement partout, en particulier après la victoire de Mme Thatcher en 1979.

L’idée de base du discours de ces néo-libéraux est simple: il faut laisser faire le marché; tout ce qui perturbe son libre jeu doit être éliminé. Et qu’est-ce qui perturbe ce libre jeu: deux coupables: l’état et les syndicats. D’où: il faut amaigrir l’état et affaiblir les syndicats. Tout cela a été réellement écrit. Bien sûr, développé, justifié philosophiquement et économiquement. Ces gens n’ont pas écrit des livres entiers en répétant une seule et unique phrase ! Mais l’essentiel est bel et bien là.

On trouve la traduction de ces principes pour la Suisse dans les deux «livres blancs» de 1991 et 1995, portés bien au-delà du seul David de Pury par une série de poids lourds de l’économie, dont Helmut Maucher alors Président de Nestlé. Leurs consignes ont été largement exécutées.

Mais on la trouve aussi dans les campagnes du parti radical sur le thème du moins d’Etat, puis des libéraux qui la déguiseront en mieux d’Etat. Et là on se retrouve en terrain plus concret et plus vaudois: ce sont des années de campagne de dénigrement de l’état, de ses employés, de son action. L’Etat est inefficace et gaspilleur par nature. Quoi de plus normal que de lui serrer la vis ? Viennent alors les baisses d’impôts et les cadeaux fiscaux aux couches privilégiées. Il faut relever que ces cadeaux sont pleinement cohérents avec les principes néo-libéraux: l’inégalité, dans ce système de pensée, est le moteur du progrès.

La démagogie anti-état et anti-impôts tombe dans un terrain d’autant plus fertile que le système fiscal fait reposer l’essentiel de l’effort sur la dite classe moyenne, alors que les couches plus riches bénéficient de l’arrêt de la progressivité de l’impôt, des  échappatoires légales ou illégales, voire de l’imposition au forfait.

Deux conclusions

1) l’état dit catastrophique des finances publiques n’est pas le résultat inévitable d’un processus «naturel». Il est le produit d’une politique, non de la fatalité. Et cela est vrai aussi dans les pays environnants: dans chaque pays (ou canton) des décisions ont été prises, tirées du même sac à malice néo-libéral. Bien entendu, elles sont par la suite utilisées pour justifier les mêmes décisions, ou un pas de plus, dans les autres pays (ou cantons), dans une spirale sans fin.

2) le néolibéralisme n’est pas un épouvantail inventé par la gauche. C’est une école de pensée, incarnée par des théoriciens, puis des politiciens bien réels, qui ont convaincu la totalité de la droite. De la démocratie-chrétienne aux libéraux ou à l’UDC, il n’y a pas de pensée alternative, pas d’autre vision du monde que le néolibéralisme, même si certains ont des réticences et essaient de bricoler un «néolibéralisme à visage humain». Or, cette pensée néo-libérale est cohérente. Elle part de A et va à Z. Et Z, c’est le démantèlement de la face sociale de l’Etat. Sur cette voie, il n’y a pas de raison de s’arrêter, pas de palier raisonnable. Et la logique de l’économie financiarisée va pousser le patronat, «l’économie» comme on dit, à des mesures de plus en plus «radicales», qui seront mises en oeuvre par les «autorités» politiques.

Du moins tant qu’une résistance un peu plus consistante n’apparaîtra pas.

Un carcan absurde et auto-infligé

Les progrès des sciences et des techniques, sans négliger leurs effets pervers et leurs dangers, ont produit un formidable accroissement des capacités de production. Mais, loin de profiter à l’ensemble de la société, ce progrès engendre, dans le système actuel, une crise de débouchés: il n’y a pas assez de revenus pour acheter tout ce qui peut être produit, il y a trop de tout, trop de viande, de lait, même de vin, trop de machines, trop de voitures… pas assez de consommateurs solvables – mais des besoins non solvables insatisfaits. Conséquences: une concurrence effrénée, la guerre commerciale, le chômage.

Mais, du point de vue de la société, que veut dire cette augmentation des capacités productives ? Tout simplement que jamais dans l’histoire on n’a eu autant les moyens de satisfaire les besoins de l’humanité. Nous devrions être en train de discuter de la façon d’organiser le mythique «âge d’or» de l’humanité, de réaliser les utopies généreuses du passé, car, enfin, les moyens sont là.  

Si l’on reste enfermé dans une logique de comptable, dans la logique du libéralisme économique, et dans une perspective «réaliste» cantonale ou nationale, l’obsession de la dette peut paraître raisonnable. Mais mesurée à ces potentialités de la société humaine, elle est simplement insensée, hors sujet. D’autant plus que les partis majoritaires refusent de discuter et de tenir compte d’autres contraintes, matérielles et réelles, elles, découlant du réchauffement climatique et de la fin du pétrole abondant. Il faudra y revenir.

Alain Gonthier

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